Bernard Ugeux est pèreblanc d’Afrique, de retour en République démocratique du Congo (ex-Zaïre)
depuis 2009 après avoir enseigné à la faculté catholique de Toulouse. Je
l’avais rencontré en 2006 à Porto Alegre et ses travaux sur la
guérison m’avaient intéressée. Durant l’assemblée, il animait, en collaboration
avec Beate Jakob, un atelier (workshop)
dans le cadre du Madang, sur la question de la santé et de la guérison, auquel
j’ai assisté. Quand il m’a dit qu’il avait sorti, il y a 6 mois, un document sur les femmes violées au Kivu et qu’il cherchait à le diffuser dans les Eglises en
France, je l’ai invité autour d’un café pour qu’il m’en parle. Voici le contenu de notre entretien.
|
Bernard Ugeux (c) CSG |
BU : J’ai
démissionné de la Faculté catholique de Toulouse car j’ai reçu un appel à
retourner en Afrique. Ma congrégation m’a alors demandé d’organiser la
formation continue de mes confrères pour l’ensemble de l’Afrique, et j’assure
cela, deux mois par an, à Rome. Mais de retour à Bukavu après plus de 20 ans,
j’ai été bouleversé par la gravité des violences sexuelles faites aux
femmes : des viols, parfois devant la famille qui est obligée d’assister à
cela, des mutilations génitales qui sont faites suite au viol, des jeunes
filles emmenées comme esclaves sexuelles.
Il y a les victimes, pantelantes, qui arrivent dans les
centres de soin avec les conséquences médicales de ce qu’elles ont subi ;
il y a aussi toutes celles qui refusent de reconnaître ce qui leur est arrivé,
parce que cela n’a pas eu lieu en public et qu’elles ont peur d’être chassées
par leur mari.
On parle parfois de viol comme arme de guerre et c’est vrai
dans un sens, car le but est de détruire le tissu social, de détruire la
société. Mais ces atrocités sont le fait de groupe mafieux dont le but est de
semer le chaos pour exploiter à leur guise les minerais rares, stratégiques,
qui servent à la construction d’ordinateurs et de téléphones portables.
Face à cette situation, l’Eglise agit déjà à deux niveaux :
la dénonciation des violences d’une part et la mise en place de centres d’accueil
des victimes d’autre part. Mais il reste encore du travail à faire pour aider
les communautés à ne pas stigmatiser les victimes. La situation des enfants nés
de ces viols est particulièrement difficile car il sont vu comme ceux qui ont « du
sang de l’ennemi », et il arrive par exemple que d’autres enfants leur jettent
des pierres.
J’avais constaté que ni les évêques catholiques ni les
dirigeants d’Eglises protestantes n’avaient fait de lettre pastorale aux
communautés pour leur dire comment se comporter vis-à-vis des victimes de ces
violences. Nous avons donc organisé à Bukavu une rencontre œcuménique, avec des
congolais et des gens venus de l’étranger, durant deux semaines pour trouver un
moyen de faire évoluer les communautés. La première semaine s’est passée à
visiter des lieux d’écoute, en particulier des hôpitaux, des deux confessions.
Cela a été une révélation, même pour certains congolais… Puis nous nous sommes
attelés à un travail d’écriture de lettres : à la femme violée et qui
porte un enfant suite à ce viol, au mari qui hésite à recueillir sa femme, aux
enfants qui ont été témoins d’atrocités, aux bourreaux… Notre but était de
créer un
support d’animation pour les communautés de base, pour qu’elles
mettent à l’ordre du jour de leurs rencontres les violences sexuelles. Ces
lettres sont donc des supports pour lancer une discussion. Lire une des lettres
en commun et demander aux gens ce qu’ils pensent de cette lettre les amène à
aborder des choses dont ils ne parlent pas d’habitude. Les lettres ont été
traduites en Swahili et utilisées dans des groupes, des écoles, et parfois c’était
la première fois que les gens osaient en parler comme ça. C’est la preuve que l’outil
fonctionne. J’ai reçu un soutien de la congrégation des pères blancs pour la
traduction et la diffusion de ce document.
|
Workshop animé par Beate Jakob et Bernard Ugeux |
CSG :
comment imaginez-vous que l’on puisse se servir de cet outil ici en France ?
BU : je
pense qu’on peut l’utiliser de trois façons différentes : 1. En vue d’une prise
de conscience, 2. avec des femmes qui ont vécu cela, pour les aider à mettre
des mots et nous aider à exprimer auprès d’elle notre compassion, 3. Comme base
de réflexion pour nos communautés sur notre rôle de « lieu d’accueil
inconditionnel au nom du Seigneur ».
1. Vous pouvez lire l’introduction de ce document. Nous y
parlons du commerce des minerais rares qui passent clandestinement à travers
des chefs de guerre et groupes locaux. Ce « business », ces femmes et ces enfants qui vivent dans la
région du Kivu en sont les premières victimes. Il y a 1 million de déplacés au
Nord-Kivu ! Ces événements-là ne se passeraient pas de cette façon-là si des
entreprises françaises - et d’autres à qui des français achètent des produits
de nouvelles technologies - n’étaient pas dans le coup du traitement, du transport
et de la gestion de ces minerais vendus plus au moins clandestinement. Tant qu’il
y a des acheteurs près à donner de l’argent et que cet argent sert à acheter
des kalachnikovs, on n’en sortira pas ! Il y a un vrai problème de
traçabilité, c’est une question de volonté politique et économique
internationale. Il y a là un lobbying international à faire auquel vous pouvez
participer.
2. Des organisations comme
la Cimade qui accueillent des
migrants, et les Eglises parfois, sont en contact avec des personnes qui sont
revenues de ces situations-là, et qui ont parfois beaucoup de mal à parler de
ce qui leur est arrivé. Travailler une lettre comme celle à la femme violée
peut déjà être une preuve de compassion, et quand on est en contact avec
quelqu’un qui a vécu cela, lui faire lire la lettre peut l’aider à aborder ce
qu’elle a vécu, et nous aider à exprimer une attitude d’accueil inconditionnel.
3. On peut aussi travailler en petits groupes, lire, par
exemple, la lettre aux communautés. Les Églises ne peuvent pas se contenter d’ouvrir
des antennes psychologiques, il est important qu’elles soient vraiment des
lieux d’écoute, en anglais on appelle ça des « safe-space », où les
personnes blessées puissent venir avec leur fardeau, des lieux où l’on puisse
être écouté(e) jusqu’au bout, sans jugement, où l’on puisse te dire une parole
au nom du Seigneur pour te remettre debout, c’est notre « boulot » !
En travaillant ces textes, il ne s’agit pas de faire de l’exotisme,
mais de les transposer dans votre réalité. La question des violences sexuelles
ou des violences faites aux femmes se pose encore dans notre pays. Mais on peut
aussi aborder la question du harcèlement à l’école et des conséquences de la
violence ; l’état de stress post-traumatique, résultant d’un traumatisme,
est souvent sous-estimé. Ce document peut servir à ouvrir la discussion, pour
se rendre compte qu’il y a aussi des violences en France, des gens mis de côté,
etc. y compris dans les Églises…
Dans le cadre du
Rassemblement œcuménique pour la paix, à Kingston, en 2011, a été élaboré un livre en anglais «
When Pastors prey », qui est sorti cette année et parle
des abus pratiqués par des pasteurs ou des membres du clergé. Par exemple quand
un prêtre, ou même un pasteur marié, abuse d’une personne venue pour une cure
d’âme. Ce livre montre bien que le problème n’est pas seulement d’ordre sexuel,
c’est un problème de domination : on est au pouvoir comme homme de Dieu,
représentant du sacré, et certains en abusent. C’est une autre question, mais
qui touche aussi à la violence. J’aimerais qu’un jour ce livre soit traduit en
français. Dans notre document, il y a une lettre de prêtre qui demande pardon
pour l’attitude des hommes envers les femmes. Cette lettre peut être la base d’un
travail en Eglise sur ces problématiques de domination.
En pratique, ce n’est pas à moi mais aux gens, là où ils
sont, de dire quelle est la lettre qu’ils pourraient travailler dans leur
communauté, c’est à eux de dire ce qu’il retiendrait de ce document, de
déterminer quelle est la problématique qui les concerne le plus aujourd’hui...
Propos recueillis par Claire Sixt Gateuille
P.S. : Bernard Ugeux parle de ce qu'il a vécu à Busan sur son blog.